Golden Daemon de Anna Wendell est dispo par ici en broché et en ebook.

 

Prologue

Adalyne

Un bon ennemi est un ennemi mort.

Adalyne Saul

 

New York, 2078

 

Un pas après l’autre, j’avance vers mon inéluctable fin, droit dans les bras de la Faucheuse. Mes pieds hésitants évitent tant bien que mal les nombreux obstacles, vestiges d’une civilisation ancienne. Une obscurité imprégnée d’humidité m’entoure à présent, ma vision s’est réduite à la taille d’une pièce de deux sous d’or, la devise universelle instaurée après que l’enfer s’est abattu sur Terre, après l’Ultime Jour. Je n’étais pas née à cette époque, toutefois mes mères m’ont beaucoup appris. Aujourd’hui, j’ai vingt-six ans et je suis mourante. La vie me quitte au rythme entêtant de mon sang qui goutte sur le bitume fissuré d’où s’élève une multitude d’herbes folles.

Tic-tac… le temps m’est compté.

J’en suis consciente. Même si je déniche un abri et de l’aide, personne ne sera capable de me sauver. D’autant plus que je me trouve dans les quartiers de New York qui craignent, à proximité de Liberty Island. Là où pullulent les créatures les plus dangereuses des environs, là où la nature sauvage redevient maître des lieux. Docteurs et chirurgiens ont disparu depuis longtemps dans ce coin du monde.

Quelques mages, des mutants soigneurs capables de canaliser le magnétisme, exercent dans le plus grand secret. Mes chances de tomber sur l’un d’eux sont proches du néant, et de toute façon, hors de question de laisser un de ces monstres mettre les mains sur moi ! Je les hais du plus profond de mes entrailles.

On pourrait se demander ce qu’une femme comme moi fabrique dans cet endroit sordide. La réponse est simple : je travaille. Depuis que j’ai quitté le domicile familial, dix ans auparavant, je suis une traqueuse, et plutôt bonne à ce petit jeu. Tuer ne me pose pas de problèmes, torturer non plus. Et s’il y a beaucoup d’hémoglobine ou de tripes à l’air, c’est un sacré bonus.

Cinglée ? Psychopathe ?

Non, je ne suis qu’une humaine désabusée par la vie comme la plupart des survivants de cette planète. Lors de l’Ultime Jour, l’astre solaire a prouvé sa toute-puissance en balayant l’ensemble de la planète d’une vague magnétique à laquelle personne n’était préparé. Un black-out total s’est abattu sur la Terre, accompagné d’une panique générale. À cette époque, tout ne fonctionnait qu’à l’électrique et grâce à l’électronique, les humains ne communiquaient plus qu’à travers des écrans. Leurs repères se sont effondrés.

Bien sûr, ça a été l’étincelle qui a embrasé le monde.

Les jours qui ont suivi, les grandes puissances se sont provoquées jusqu’à mettre en œuvre leurs menaces, lançant leurs bombes tels des gosses trop gâtés. L’ensemble de ces catastrophes a engendré des mutations inattendues sur l’ensemble des vivants. Certains nomment ce phénomène l’évolution, moi je ne l’assimile qu’à l’enfer sur Terre.

Sans surprise, l’homme a détruit l’homme et tout ce qui l’entourait. Si l’hémisphère sud a été irradié tout en restant à peu près viable, le Nord est à présent une zone sinistrée où pullulent les créatures. Autant dire… une population peu amicale que je chasse sans vergogne dans l’espoir vain que l’humain puisse recoloniser ; le jour lointain où l’astre solaire parviendra à redonner un peu de chaleur à ces sites glacials plongés dans un brouillard perpétuel. Les Hommes survivants se sont réunis sur trois continents, l’Amérique du Sud, l’Afrique, l’Océanie, sous un seul et même drapeau : Humanis.

Je suis née à Kourou bien après l’Ultime Jour. Mes mères étaient comme moi, des soldates fantassins de Pax Legionis – les Légions de la Paix en latin –, la main armée d’Humanis. Après une carrière exemplaire, elles ont dû procréer à l’instar de l’ensemble des rescapées. Dans le but de repeupler la Terre, les ventres féminins demeurent la propriété de cette nouvelle et unique nation. L’obligation d’enfanter concerne l’ensemble les femmes, tout du moins, l’obligation d’essayer, et celles admises à Pax Legionis sont plus que rares. En raison des radiations toujours présentes et des difficultés qui en découlent, ma mère a mis de longues années à me donner la vie, lorsque j’ai vu le jour, elle approchait les quarante-quatre ans.

Fut un temps, je souhaitais plus que tout lui faire honneur. Aujourd’hui, mes desseins ont pris un tour plus personnel. Je ne détiens aucun instinct maternel, contrairement à elle. Si je parviens à briller, je serais nommée Capitaine de faction, dès lors, je pourrai reprendre le contrôle de mon destin, refuser l’insémination. Aucune femme n’a jamais accompli ce miracle, je compte bien démontrer que j’en suis capable, que je ne me réduis pas à un vulgaire appareil reproducteur.

Tout du moins… je comptais le démontrer avant que mes tripes jouent au yoyo.

Je fais partie de l’élite des fantassins, soldats de terre, et excelle dans l’art du tir, du combat à mains nues ainsi qu’à l’arme blanche. En véritable tueuse dénuée d’états d’âme, je prends un pied phénoménal à dégommer ces immondices qui empoisonnent l’hémisphère nord de notre planète.

Ma vue se trouble davantage, mon pouls redouble de vitesse, mon souffle se raccourcit. Je ne suis pas une personne faible, cependant la douleur m’oblige à grincer des dents. Quand je m’astreins à respirer avec lenteur le précieux oxygène, ce n’est qu’un air aux relents de moisissure et d’urine qui envahit mes poumons. Je ne sais pas quoi, ni pourquoi, car ma mémoire a pris un coup, mais la chose qui nous a attaqués a été d’une rare violence.

Et m’a littéralement éventrée.

Je n’ai pu que fuir cet enfer afin de mieux revenir achever cette mission. Hélas, je crains être arrivée au bout de mon chemin, comme mes frères soldats. La vision de leurs corps démembrés hante mon esprit, me ronge les entrailles, amplifiant la douleur déjà insupportable. La mort les a fauchés, aussi impitoyable que nous le sommes. Si un seul d’entre eux avait survécu, nous nous serions retrouvés. Les fantassins luttent ensemble et se sacrifieraient pour sauver l’un des leurs. J’ai eu beau fouiller les environs, aucun signe de vie ne m’a interpellée.

À cet instant, je suis presque certaine que si je retire les bras de mon ventre, j’aurai la joie amère de voir apparaître mes intestins. Ma première véritable blessure en dix années au service de Pax Legionis et je vais en crever. Crever… seule au fin fond d’une rue déserte et nauséabonde.

Dans cette partie du monde, se détendre quelques minutes rime souvent avec Faucheuse. Non pas que cette idée m’effraye. En vérité, j’y suis préparée depuis mon plus jeune âge même si j’ai parfois tendance à me penser indestructible. Mes mères n’avaient pas pour habitude de faire dans la dentelle, tout comme les instructeurs de Pax Legionis. Je suis consciente que c’est le point commun de chaque être vivant. Mais j’aurais préféré effectuer le grand saut dans des conditions plus décentes, et accessoirement… sans rencontrer mes tripes au préalable.

Qu’aurait fait Dodge Rider à ma place, mon Capitaine de faction, mon idole, celui qui m’a portée, soutenue à sa manière brutale ? Il m’aurait dit de me nourrir de ma noirceur, de me remuer le cul.

À bout de forces, je m’appuie contre le mur sale d’un immeuble en ruines. Un bruit suspect dans mon dos me donne un regain d’énergie, j’avance de quelques pas précipités. Mes jambes me trahissent, j’ai juste le temps de me planquer derrière un pilier pour me laisser glisser au sol.

— Foutus mutants, grondé-je entre mes dents en scrutant les alentours.

J’attrape mon couteau dissimulé dans une de mes bottes à lacets puis le brandis dans l’illusion de me défendre. Quelques mèches brunes empoissées d’hémoglobine collent à mon visage trempé de sueur. Je pue la mort et n’ai plus aucun espoir d’en réchapper. Si ces mystérieux assaillants ne m’achèvent pas, je continuerai à me vider de mon sang, ou je choperai une infection. Un rire amer s’échappe de ma gorge. J’ai à peine la force de garder les paupières ouvertes, alors, me battre…

Fais-toi à l’idée, Adalyne, t’es finie.

Non… je ne suis pas défaitiste. Juste réaliste.

Une silhouette minuscule apparaît, deux pupilles luisent dans l’obscurité. La créature porte un béret ridicule et agite une canne qu’elle doit trouver classe. L’odeur qu’elle dégage ressemble à celle d’un rat en décomposition. Je reconnais sans peine un de ces sales nains faméliques, descendants des humains d’antan. S’il y en a un… une centaine d’autres sont planqués et me cernent déjà. Le bestiaire de la planète Terre est divers et varié, les retombées radioactives ont provoqué et provoquent toujours des mutations impressionnantes, soit physiques, soit plus discrètes, mais toujours dangereuses.

En bonne traqueuse, je connais chaque créature sur le bout des doigts. Et celles-là ne font pas partie des plus sympathiques. Si tant est qu’il y en ait des sympathiques dans ce coin malfamé. Depuis un bail, j’ai décidé de les mettre toutes dans le même panier.

La mâchoire crispée, je lâche quelques mots emplis de rage :

— Écarte-toi ou je n’hésiterai pas à te saigner !

J’espère que la haine qui émane de moi les fera déguerpir. Encore une fois… illusoire. La bestiole ricane et approche. Son rictus hideux apparaît dans la lueur d’un rayon de lune. Ces choses me dégoûtent. J’envoie mon couteau transmis par ma mère alors que je partais pour le camp d’entraînement, alors… qu’elle m’avait plus que déçue. Hélas, mes talents me font défaut ce soir, il rebondit à côté de ma cible qui éclate franchement de rire. Le nain ramasse ma précieuse lame puis l’observe, la tête inclinée.

— Tiens donc. Je connais ce sigle, ce H élégant… Humanis nous envoie de la viande fraîche on dirait, s’amuse-t-il en la laissant à nouveau tomber avec dédain. Vous semblez en détresse, jeune demoiselle.

— Traqueuse… articulé-je avec difficulté. Je suis une traqueuse d’élite et je vous somme…

— Et où est ta faction, traqueuse ? me coupe-t-il. Tu as l’air bien seule.

Sa voix nasillarde me hérisse les poils tout autant que sa question. À cet instant, repenser à mes frères d’armes m’est insupportable, cela ne m’aidera pas. Des ombres se faufilent dans mon dos, je me traîne tant bien que mal pour tenter de récupérer mon couteau échoué. Peine perdue, un vertige me saisit, je m’effondre et continue de ramper.

Lamentable… secoue-toi ! Courage et loyauté, reste digne ou trépasse. Le mantra des fantassins.

Je trouve la force de relever le front afin de planter mon regard dans celui du nain qui me toise avec mépris. Il découvre ses dents pointues, carnassières. En bonne guerrière, si je dois mourir, ça sera avec honneur. Je redresse le menton pour retrouver un peu de ma splendeur perdue. Il tressaille soudain et recule d’un pas. Ses yeux se dirigent au-dessus de ma tête, emplis d’une frayeur nouvelle. Alertée par son changement d’attitude, je fronce les sourcils, saisie d’un mauvais pressentiment.

— Pardon, il se fait tard, continue la bestiole avec une mini révérence. Mes compagnons et moi allons vous laisser…

Sans plus attendre, il détale aussi vite que le lui permettent ses petites jambes arquées. Ma gorge se noue, je manque d’air. Un frisson me parcourt, je perçois une présence dans mon dos et je déteste ça quand je suis en position de faiblesse. Une présence différente de ces créatures maléfiques, une présence qui dégage une étrange aura de puissance qui me rappelle celle de mes mères. Ça devrait me rassurer. Ce n’est pas le cas. Dans ce monde, on apprend vite à ne jamais se détendre.

Un bras toujours serré contre mon ventre englué d’hémoglobine, je pivote avec difficulté en retenant un gémissement de douleur. Une paire de boots surmontées de boucles métalliques apparaît dans mon champ de vision. Mon regard s’attarde sur un treillis noir aussi poussiéreux que mon uniforme, puis sur un sweat sombre. Le visage de ce que je devine être un homme – car oui, à première vue, il semble humain – se perd dans l’ombre d’une large capuche. Mon cœur rate un battement. Me retrouver si démunie face à un inconnu ne m’est jamais arrivé et ne fera pas partie de mes meilleurs souvenirs.

Je me sens ridicule, lamentable ; pire… vulnérable.

Je tâtonne à l’aveuglette en me tortillant comme un ver de terre agonisant et déniche par miracle mon couteau.

— Je suis une traqueuse envoyée par Pax Legionis. Au nom d’Humanis, faites demi-tour, énoncé-je dans un souffle rageur que j’espère intimidant.

Je brandis l’arme d’une main tremblante, prenant garde à maintenir la pression sur mes tripes qui tentent de fuir mon corps mourant.

— Tu perds beaucoup de sang, souligne l’étranger.

— Faites demi-tour, je représente Pax Legionis et…

— Oh, j’avais compris la première fois que tu l’as dit, me coupe-t-il. Tu manques pas de cran, je l’admets, Ada.

Sa voix grave résonne à mes oreilles telle une mélodie de Bach, ce compositeur dont m’a abreuvé ma mère lors de mon enfance : une musique parfaite. Ce détail me laisse supposer que celui qui m’avise sans ciller constitue un adversaire sérieux, d’autant plus qu’il me parle comme s’il me connaissait.

Ada… je déteste ce surnom que mes mères s’échinaient à utiliser avant que l’on se brouille.

Tout en lui reflète une volonté d’impressionner, de perturber, voire de séduire, et je n’ai remarqué ce genre d’attitude que chez les plus dangereux prédateurs. Il paraît comme inébranlable, un roc perdu au cœur de ces ténèbres étouffantes. Des ténèbres qui se marient à merveille à sa large silhouette.

— Je vous ai ordonné de partir ! grondé-je, le souffle saccadé. Si vous n’obtempérez… pas… je… devrai…

Je ne parviens pas à terminer ma phrase. Ma vision s’amenuise encore, mon pouls s’affole, mon impuissance s’accroît. Le sang brûlant s’écoule de ma plaie béante. Mon esprit divague, je perds le contrôle.

— Tu vas mourir, ajoute-t-il d’un ton indifférent.

Du velours, voilà à quoi ce son me fait penser. Du velours liquide chaud, sensuel, viril, mais doux à la fois. Une arme aiguisée à la perfection, idéale pour m’accompagner dans l’au-delà.

Je trouve la force de rétorquer avec une amertume teintée de sarcasmes :

— Excellente déduction, Sherlock.

— Une belle référence, rare à notre époque. Je suis surpris.

— Mes mères… articulé-je avec difficulté et sans aucune logique. Mes mères m’ont obligée à lire beaucoup.

— Peu importe, elles ne semblent pas là pour te sortir de ta merde.

Je ne trouve pas la force de répondre à sa répartie acide, ma tête dodeline, des étoiles noires explosent devant mes rétines. Je me laisse tomber au sol dans un soupir. La résignation. Voilà un sentiment que j’éprouve pour la première fois de mon existence.

Et je déteste ça.

Il s’agenouille à mes côtés. J’aperçois brièvement l’éclat de ses iris clairs se refléter sous la lumière blafarde de la lune. Juste avant que l’obscurité ne m’emporte loin de ce monde, je sens ses mains puissantes me soulever. Son odeur masculine m’enveloppe, légèrement boisée, rassurante. Mourir dans les bras forts de cet inconnu n’est étrangement pas la pire chose qui puisse m’arriver.

 

Chapitre 1

Samaël

 

Les bons bains de sang se perdent. Heureusement, je suis là pour célébrer leur mémoire et les remettre au goût du jour.

Golden Daemon

 

Seattle, 2068, dix ans avant

 

Il était une fois un jeune homme nommé Samaël, qui habitait au plus profond d’un magnifique royaume entouré de ses amis. Ensemble, ils vivaient heureux dans la joie et la bonne humeur, le cœur pétillant, léger, empli d’amour.

Foutaises.

Mon histoire aurait pu se résumer à ces mots, hélas, il en est tout autre. Le jeune homme que je suis n’est plus jeune même s’il en possède l’apparence. Le royaume dans lequel j’évolue n’est que violence et je n’ai plus grand-chose à voir avec un humain.

Quant à ceux qui m’entourent à l’instant, ils s’avèrent plutôt assoiffés de sang et ne pensent qu’à me buter. Et en ce qui concerne l’amour… cela fait bien longtemps que je ne ressens plus rien. Mon cœur est aussi sec qu’un vieux raisin. La femme de ma vie est partie en emportant mon âme.

L’obscurité constitue mon univers, elle le restera à jamais.

Ignorants des tourments qui agitent mon esprit, la dizaine d’inconscients qui a eu l’idée délirante de me tendre un guet-apens approche encore d’un pas. Une brume épaisse nous entoure, nous isolant du reste de l’ancienne mégalopole dévastée. Ces imbéciles pensent m’avoir piégé sur ce pont délabré qui n’enjambe plus qu’un mélange de débris et de roches poisseuses. Je les dévisage un à un, pivotant sur moi-même avec une moue provocatrice.

— Alors, mes petits choux, on s’offre une balade au clair de lune ?

— Retire donc ta capuche qu’on voie qui nous allons tuer.

Celui qui a parlé possède la stature et la voix d’un humain, mais ce n’est qu’une duperie. En réalité, ces créatures sont des monstres. Des buveurs de sang, des assassins… des vampires.

Tout comme moi.

Fier de sa répartie, celui qui m’a apostrophé se marre puis prend à partie ses potes. Leur allure de voyous sortis tout droit des années quatre-vingt m’arrache un sourire. Certains ont même osé le bandana rouge !

Aaaaah, le bon vieux temps !

Et voilà que tu penses comme ta grand-mère… Paix à son âme.

— Qu’est-ce qui te fait marrer, pauvre merde ? m’alpague l’énergumène.

Laissant la nostalgie de côté, j’effectue un pas en direction de mon charmant interlocuteur et riposte :

— J’admire juste ton look ! Sympa, le côté rétro beauf.

— Et nous, on admire ton courage, ricane-t-il. Même si t’es suicidaire.

Je leur offre une courbette pleine d’une élégante ironie.

— Idem.

— Idem ?

— Ouais, idem, mon mignon. Peut-être que c’est vous, les suicidaires.

Ses sourcils s’arc-boutent, sa mâchoire se crispe, mon amusement s’accentue. Les joutes verbales demeurent mon dernier plaisir sur cette foutue planète depuis l’Ultime Jour, hors de question de m’en priver. Tuer et me battre deviendraient vite ennuyeux sans ça.

J’aime que mes ennemis soient nombreux, et plus ils sont bêtes, plus ça m’éclate. C’est prometteur d’une bonne baston bien violente dont je sortirai évidemment vainqueur. Mon arrogance n’a pas pris une ride malgré les années et les épreuves. J’en ai toujours fait des tonnes.

Mister Eighties attrape mon sweat à deux mains et colle son front au mien.

— Tu la montres, ta sale gueule !

Je plisse le nez avec un grognement :

— Vous, les vampires, vous avez un sacré problème d’hygiène. Sérieux, faut se brosser les dents après chaque repas, pendant trois minutes. La base quoi ! Ta môman t’a rien appris ?

— Mais qu’est-ce que tu causes de ma mère, toi ! éructe l’imbécile en me secouant.

— Tranquillou bilou ! Je cause de qui je veux et ta mère, je l’encule.

Il s’étouffe de rage tandis que ses comparses se marrent de concert. Lassé de ce petit jeu, je colle un coup de boule à mon nouveau meilleur ami qui me lâche sous l’effet de surprise avant d’attraper son nez à deux mains. Le craquement sinistre m’emplit de bonheur.

— Ce con m’a pété le pif ! gémit-il.

— Allez, les gars, laissons tomber les masques maintenant qu’on est potes.

Sur ces mots, je fais glisser ma capuche en arrière et dévoile ma chevelure blonde savamment agencée ; raison pour laquelle je me dissimule. Cette caractéristique s’avère peu discrète pour rôder la nuit dans les ruelles obscures envahies de dangereuses créatures. Cette masse claire nouée en natte recouvre le haut de mon crâne, le reste est rasé et arbore un tatouage. Je prends particulièrement soin de cet attribut cher à mon cœur. Futile ? Oui, mais que reste-t-il ? J’ai piqué ce look à un mec d’une série génialissime que je matais du temps de mon vivant. Je l’ai toujours trouvé classe ce Ragnar Lothbrok et il ne risque pas de hurler au plagiat. Paix à son âme.

— Merde, c’est Golden Daemon ! s’exclame l’un des assaillants dans mon dos.

Je soupire. Golden, qui signifie or, fait référence à la couleur de ma tignasse, quant à Daemon, démon, je suppose que c’est dû à mes exploits de tueur. Ma réputation me précède, ça fait ma fierté. J’effraye, je terrorise, tels le père Fouettard ou Buffy à son époque. Je suis le mal incarné !

Ou bien… un mec n’a pas compris mon véritable prénom – Samaël, Sam pour les intimes, Ragnar pour tout le monde – et est à l’origine de ça. Aucun rapport ? On est d’accord, cependant j’use volontiers de ce pseudo afin de garder l’anonymat. En revanche, je préfère sans le Golden… ce ridicule sobriquet m’irrite grandement !

Pourquoi pas Boucles d’or tant qu’on y est !

Des murmures nerveux se propagent dans les rangs de mes potes. Évidemment… maintenant qu’ils savent qui je suis, ça risque d’être beaucoup moins drôle.

— Bon, je suppose qu’on en a fini avec cette discussion super cool ! bougonné-je. Vous me saoulez à tous vous pisser dessus dès que vous me reconnaissez ! Portez vos couilles un peu ! C’est même plus marrant. Et toi, là-bas, le maigrelet édenté, t’as pas une clope ? T’as une tronche à fumer.

Le mec en question demeure muet. Je secoue la tête avec une mimique dépitée.

— Vous faites chier, les gars, j’y gagne quoi moi à vous démonter ? La base dans ce putain de monde avec l’hygiène buccale : un paquet de cigarettes ! Oh, et un détail : ne m’appelez plus jamais Golden. Ça a tendance à m’irriter un poil. Personne n’aime me voir irrité.

Fatigué de ce petit jeu, je pivote et m’élance sur le pauvre type qui a parlé dans mon dos. Il n’a pas le temps de réagir que déjà je bondis sur ses épaules et m’y accroche. Je sors un de mes couteaux les plus affûtés puis lui ouvre le bide d’un geste précis. Ma force me permet cet exploit, mais le commun des mortels n’aurait pas pu enfoncer un millimètre de cette lame en raison de son épiderme solide de vampire. Ses entrailles fumantes se répandent sur le sol dans un « splotch » qui sonne avec délice à mes tympans.

— Putain, frère, même tes tripes puent ! m’exclamé-je en plissant mon nez délicat. T’as sucé des rats en décomposition ? Merde, le respect est mort sur cette planète !

Cette action m’a pris moins de trois secondes, temps qu’il faut pour que ses potes se bougent le cul.

Trop tard.

Mon adversaire s’effondre dans un gargouillis. Je m’appuie sur son corps et saute hors d’atteinte des neuf vampires qui me chargent alors en braillant avec fureur. D’où pensent-ils que faire autant de tapage leur rendra service ? C’est une sorte d’auto-encouragement ? Franchement… ça frôle le ridicule. Je n’ai jamais compris cette logique.

J’atterris avec souplesse cinq mètres plus loin tandis qu’emportés dans leur élan, ils se fracassent les uns contre les autres. Ces débiles me confirment que ceux de mon espèce brillent de moins en moins par leur réflexe ou leur intelligence. On n’est loin du niveau de Vlad l’Empaleur, le bien nommé Dracula.

Je soulève mes mains, l’objet dans ma paume s’illumine d’une lueur rouge.

— Putain, c’est quoi ça ? gronde le maigrelet, les yeux écarquillés.

— Ça, mon gars, c’est… Non, oublie ! Trop long à t’expliquer. En résumé, un ustensile pour gosse attardé sanguinaire.

Ce truc, c’est mon petit secret, une arme fétiche dont j’ai hérité lors de mon court passage chez Pax Legionis. OK, je l’ai volée. On peut être un mec bien et commettre une ou deux ou trois, quatre... erreurs.

En bref, ce laser ultra-puissant représente l’ultime bonheur pour un paresseux comme moi. Et on peut dire que c’est de la qualité vu sa résistance au temps, c’est un génie, le mec qui a créé ça. D’un geste ample, j’envoie le rayon meurtrier sur mes adversaires qui ont pour unique réflexe d’adopter un air débile, bouches grandes ouvertes.

Quel synchronisme !

Le haut de leurs corps se détache proprement du bas, leurs plaies béantes immédiatement cautérisées par la chaleur de mon jouet chouchou. Un sourire satisfait étire mes lèvres. J’aime le boulot bien fait, mais ça manque tout de même de gore. J’ai au moins eu la joie de respirer le doux fumet des tripes du premier. Malheureusement, plus le temps passe, plus mon besoin de sang et de violence s’accroît. Une chance que ma facette feignante pèse dans la balance.

J’approche de celui qui m’a tenu la bavette avec une arrogance presque aussi travaillée que la mienne. J’observe sans réel intérêt ses jambes qui tressautent à côté de son torse avant de reporter mon attention sur ses prunelles déjà recouvertes d’un voile laiteux. Il me dévisage, soudain moins bavard, mais tout à fait lucide.

Oui, nous, les vampires, avons la fâcheuse tendance de résister à la mort. Ça demande un peu de taf pour aboutir à un KO définitif. Ou… une bonne flamme. Les pieux, croix et autres légendes à base d’ail ou d’UV ne sont que des conneries. La preuve : je survis depuis un sacré bout de temps et j’affiche zéro ride ou souci de santé au compteur. Pourtant, j’en ai avalé de l’ail et j’en ai passé des heures en plein jour sans griller.

Et dire que je ne brille même pas au soleil… dépitant.

J’adorais manger épicé. Aujourd’hui, la question ne se pose plus. La bonne bouffe, c’est comme les humains sympas ou les étoiles, on n’en voit plus. Contrairement aux prévisions super optimistes de l’époque, après que l’hiver nucléaire s’est imposé, le ciel bleu se fait désirer.

Mon nouveau pote émet un délicieux gargouillis. Je m’accroupis à ses côtés, tire brièvement sur son bandana rouge avec une grimace désabusée.

— Non, vraiment… ça, c’est comme le brossage de dents, y a des choses qui se respectent. C’est pas possible de porter un truc pareil !

Je pose mon sac à dos usé jusqu’à la corde et fouille à l’intérieur pour en extraire une petite flasque d’alcool.

— À la mienne !

Je me relève en grimaçant, après avoir avalé plusieurs goulées, et claironne :

— Pardon, je manque de civisme, à la vôtre, les gars ! Cela dit… il est franchement dégueu ce vieux rhum. Tu veux goûter ?

En vérité, je ne m’amuse même plus en jouant avec mes victimes.

Je les asperge d’alcool avant de m’éloigner d’un pas traînant en direction du soleil couchant. OK, correction, dans la brume glauque. Beaucoup moins classe. Avec un soupir, je craque une allumette puis la lance dans mon dos.

Cris, flammes, râles d’agonie, etc. Le lot habituel.

Non… ça n’a plus rien de drôle. Je me fais royalement chier.

 

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